Je m’ennuie sur ce plateau glacé
Je m’ennuie sur ce plateau glacé. Je ne peux pas dire que je me fais suer car la température tombe en-dessous de zéro. Mais je m’ennuie. Pourquoi toute cette glace pilée d’ailleurs ? Pourquoi pour mes dernières heures, mes dernières minutes, m’imposer le froid oppressant du Groenland ? Je ne viens pourtant pas de là-haut. Les côtes bretonnes sont infiniment plus douces, plus chaudes, plus poétiques ça va de soi. Je m’ennuie. A quelques instants de la fin, du grand trou, du grand vide qui nous absorbe tous – et toutes, à quelques instants du grand final, je m’ennuie et cette solitude me pèse.
Mes congénères ? Des inconnues. Nous étions de la même plage, pas du même rocher. D’ailleurs le poissonnier s’est trompé, la brute, il nous a placés aux côtés d’une Fine de Claire n°3 qui n’a rien à faire ici. Et sa conversation est d’un ennui… Toujours à se reluquer la coquille comme une midinette. Les autres s’en foutent et moi aussi du reste. Mais je me fous des autres aussi. Nos anciennes marottes ne m’intéressent plus. Savoir qui a vu la femme-poisson, qui a aperçu la perle merveilleuse, connaître le nom des bateaux, les cycles de la lune, tout ça, je m’en fiche comme de ma première algue. C’est derrière, c’est du passé.
Je m’ennuie sacrebleu, va t-on faire cesser ce supplice ? Hep garçon ! S’il vous plaît ! Tous des sourdingues…
Ils me laisseront m’ennuyer jusqu’à en crever ! Tiens ? Voilà peut-être la solution qu’il me reste. Le suicide. Si j’arrive à mourir de mon propre fait, j’échappe à la morsure fatale ! Car après m’avoir reniflée, le convive malchanceux me jettera directement à la poubelle, où je peux espérer un sursis, et peut-être une existence plus excitante au milieu des autres immondices. Attendez-moi, pelures de carottes, débris de verre et coques éventrées, je me saborde, j’arrête de faire de l’eau, je ne respire plus, je pourris sur place et je serai bientôt des vôtres !
« Je serai bientôt des vôtres ». Cette phrase me rappelle quelque chose. C’est ce que m’a dit mon pauvre petit frère qui s’évertuait à enfler à nos côtés et qui était si fier de son embonpoint. Il avait fabriqué une perle naturelle sans même sans douter. Le cher petit a été vendu au plus offrant sur la table d’un vulgaire négociant de pierres. Je ne veux pas finir comme lui dans une vitrine surchauffée.
Attendez-moi queues de radis, brins de persil et rondelles de citrons pressées jusqu’au pépin, je me meurs, je me sacrifie, je me tords le cou, d’ailleurs je sens déjà mauvais, ça vient ! Dans quelques minutes, on me sortira d’un air dégoûté de cette assiette de malheur et je vous rejoindrai pour accomplir un autre destin.
Daniel Ostfeld
Destinée d’une petite huître
Aïe ! Aïe ! Aïe ! C’est à moi ! Non… Ouf !
Beurk ! Il mange comme un porc.
Heureusement, il a pris la grosse d’à côté.
Heureusement, je suis petite.
Peut-être la plus petite !
Oh ! Qui est-ce ? … à qui est cette main ?
Oh ! Non… pas moi… Ouf ! sauvée.
Aïe ! Aïe ! Aïe ! hey ! Arrête de bouger… tu vas me faire repérer.
Beurk ! Quel goujat ! Aucun respect pour nous.
Heureusement, il a pris ma voisine.
Heureusement, je suis petite. Peut-être la plus petite ?
Oh ! Qu’est-ce que c’est ? C’est tout jaune.
Oh ! ça pique ! C’est agréable.
Aïe ! Aïe ! Aïe ! Mon jus frétille.
Hum ! C’est agréable.
Hum ! Je crépite.
Oh ! là, là ! … qui est-ce ?…
Ouf ! J’ai eu chaud.
Ah ! J’ai plus de place.
Oh ! Je suis seule !
Aïe ! Aïe ! Aïe ! Je vais être la prochaine.
Mais pourquoi personne ne veut-il de moi ?
Mais pourquoi prend-elle le plateau ?
Oh, là, là ! … ça bouge…
Oh, là, là ! … c’est chouette… je vole.
Mais… où m’emmène-t-elle ?
Quoi ? Je suis trop petite ?
Quoi ? J’ai une drôle de couleur ?
Mais elle se moque de moi !
Je suis belle… tu entends ?
Je suis pulpeuse… tu entends ?
J’ai beaucoup de goût… tu m’entends ?
Oh ! Hey ! Petit ? Prends-moi !
Déguste-moi !Mais pourquoi s’en va- t-il ?
Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ?
Oh, là, là ! … c’est quoi ce bruit ?
Oh, là, là ! … qu’est-ce qu’il m’arrive ?
Mais… je glisse…
Quoi ? … je suis dans le vide…
Quoi ? … je tombe…
Aïe ! Ma coquille est cassée.
Mais… c’est ma grosse voisine !
Il fait noir… AU SECOURS !
Ça pue… AU SECOURS !
Oh ! Hey ! … elle revient ? Non, c’est l’autre porc.
Où est-elle ?
Elle m’aimait !
Pourquoi ne vient-elle pas ? … AU SECOURS !
J’ai peur… AU SECOURS !
Personne ne m’aime… Je suis triste.
Oh ! hey ! Mais… que se passe-t-il ?
Où suis-je ?
Oh, hey ! On m’entend ?
J’étouffe… AU SECOURS !
On m’enterre… AU SECOURS !
Beurk ! … C’est du marc à café…
Oh ! Que se passe-t-il ?
On me secoue.
Oh ! La lumière !
Vient-elle me chercher ?
Oh ! Il fait nuit… AU SECOURS !
Ça bouge dans tous les sens… AU SECOURS !
Oh ! … je…
Pourquoi tout s’arrête-t-il ? … il y a quelqu’un ?
Personne ne m’entend… où suis-je ?
Je vais sécher…
Là ! Toute seule…
Seule… Perdue…
Est-ce mon destin ?
Isabelle Thérond
Sur un plateau…
Pourquoi l’éveil de cette conscience étonnée tout à coup ? Pourquoi ce sentiment d’étrangeté ? De quel sommeil sortait-elle ? Une autre vie ? Quelle vie ?
Ah ! oui, l’obscurité de sourdine, obscurité, obscurité du monde nacré, le chant du mouvement de l’eau, les ondes fines des grandes ondulations des flots.
Ah ! son univers… Des mélodies, une infinité de mélodies, celle épaisse et grave du silence bleu, celle vive et piquante du silence vert, celle chaude et opiacée du silence orangé, et la spirituelle du silence violet…
Ah ! quel vacarme et quelle cacophonie lui oppressaient le cœur ? Dans quel cauchemar s’éveillait-elle ? Etait-elle en train de mourir dans cet éblouissement superlatif ? C’était le grand passage dont parlait la tradition, explosion de lumière et de bruit, racontée dans les grands mythes ! Par la coquille de son ancêtre fondateur de la lignée, la Grande Huître de la Perle Sacrée ! Son heure était-elle déjà arrivée ? Mais c’était trop tôt ! Elle n’avait rien vu ! Elle n’avait rien vu ! Pas assez écouté, pas assez, pas assez…
Son énergie se perdait en eau, il fallait qu’elle se calme, qu’elle se calme, qu’elle se calme… Ouf !
L’eau élément originel, univers sonore naturel, source d’énergie vitale.
Grand chant de l’eau qui contient l’histoire des huîtres, dis-nous depuis quand se répète le mystère de la vie ; fais-nous entendre ces silences colorés ; donne-nous accès à cette musique inouïe. Eau, Grande Mère, accueille-nous dans tes ondes pour l’éternité.Oui, elle entendait monter cette ancienne prière. Voilà, elle allait rentrer dans l’étranger liquide et se transformer dans l’informe et l’inconnu de la vie qui s’échappe.
Rosemary Kaidi